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les épées - Page 100

  • N°13 - L’Ancien régime et la Révolution en littérature

    Par Antoine Clapas

    L’intérêt des historiens pour la littérature est à la mode. Cela ne réussit pas à tous. Certains, à force de voir de la politique dans la littérature, oublient la littérature et la traitent comme un outil de communication dont la beauté ne serait qu’une couverture. Avec Les aveux du roman, réédité par Gallimard, Mona Ozouf offre heureusement un bel exemple, où il est agréable de rencontrer une pensée sérieuse et un style noble. L’entreprise est ambitieuse : dégager l’incidence du passage de l’Ancien Régime à la Révolution dans les romans de Madame de Staël, Balzac, Stendhal, George Sand, Hugo, jusqu’à Barbey d’Aurevilly et Anatole France. Pages dont Tocqueville constitue l’astre intérieur, puisque l’auteur décrit l’inéluctable égalité rongeant les mœurs, la civilité et le goût, depuis la Révolution.

    L’idée de malheur

    On trouve ainsi nombre de commentaires éclairants, sinon inédits en leur substance. À propos de Delphine, Mona Ozouf relève par exemple que l’absence de bonheur y est vécue de manière plus exacerbée que sous la monarchie, la Révolution ayant d’abord promis d’apporter cette idée neuve en Europe. Du moins Madame de Staël est-elle pétrie l’illusions à l’égard du futur. Chez Balzac, ce sont les femmes en qui retentit la critique du monde nouveau, et par qui tiennent les piétés ancestrales. Si la démocratie impose l’uniformité du costume, transforme les hommes en croque-morts et les déguise en notaires, c’est « pour nous mettre en deuil de la France morte » (La Femme de trente ans). La satire du parlementarisme dans Lucien Leuwen forme l’une des charges les plus cinglantes de Stendhal contre la médiocrité politique. Pour ce dernier, le républicanisme est un angélisme auquel se vouent de nouveaux prêtres certains d’eux-mêmes. Plus grave et plus profond, Bouvard et Pécuchet est un « roman sur la neutralisation de l’existence par la démocratie » ; il confirmerait l’idée de Tocqueville selon laquelle le travail de l’égalité dans la société « serait aussi un travail de l’insignifiance », idée développée deux siècles après par Castoriadis. En définitive, à travers ce carrotage dans l’écriture romanesque, on voit que la Révolution a causé une triple rupture avec les pères : « père éternel, rois paternels, pères par le sang ». Face à l’uniformité démocratique, les femmes apparaissent comme de vivantes protestations, qui permettent aux hommes de survivre ou de s’adapter aux temps nouveaux, parce qu’elles assurent le lien entre le passé, le présent et l’avenir.

    Si Mona Ozouf laisse peu de goût aux temps nouveaux, marqués par la médiocrité et la laideur, elle manifeste toute une estime et même une certaine attirance pour l’Ancien Régime. Elle réfléchit enfin les pouvoirs du roman. Dans ce genre littéraire, les auteurs mettent en œuvre une critique sociale et politique d’envergure, où ils font mieux que se substituer au travail d’un sociologue ou d’un théoricien politique. Le talent récupérateur de la Muse romanesque « est celui du chiffonnier, du brocanteur : elle récupère tout ce que la pensée systématique néglige, ou dédaigne ». Et ainsi, les romans apprennent aux historiens « le fossé qui sépare les faits et les espérances, les lentes transformations des êtres, le pouvoir silencieux du temps ». Aux contemporains (c’est la dernière leçon d’humilité que Mona Ozouf salue), elle enseigne aussi à constater « les contrariétés du réel », à abandonner « la prétention de repétrir les âmes ». De là à dire que le genre romanesque  entretient une affinité avec le réalisme politique et l’esprit réactionnaire, il n’y aurait qu’un pas, un pas pourtant périlleux, puisqu’il s’agit ici d’un certain choix de romans, à une époque déterminée.

    Cette petite somme de lectures bien faites (au sens de Péguy) peut bien entendu être discutée. Il faut d’abord en saluer la sagesse, le courage, la rigueur. Mais en mettant la progression démocratique sur le compte de la providence (providence singulièrement destructrice), on évite du même coup de rendre compte de la liberté de ceux qui la décident et la provoquent, et l’on dilue la corrosivité des jugements de Balzac ou de Barbey d’Aurevilly. Sont ainsi négligées les intuitions de Barbey sur la technique, le procès de l’argent et du capitalisme chez Zola, les vues de Balzac sur l’économie. Il est exact que les mœurs et la politesse d’Ancien Régime alimentent la nostalgie de la Comédie Humaine, mais elles ne définissent pas toute l’adhésion de Balzac à la monarchie. La réflexion balzacienne sur les institutions, le droit, la société, vont plus loin. Que l’on songe par exemple à cette réflexion des Employés : « Aujourd’hui, l’État, ce n’est plus le Prince qui savait punir ou récompenser. Aujourd’hui l’État, c’est tout le monde. Or tout le monde ne s’inquiète de personne. Servir l’État, c’est ne servir personne ». La monarchie ne s’arrête pas aux mœurs, à la civilité, ni à l’aristocratie, ni même à une époque, mais la permanence politique et symbolique de son modèle est ignorée ici, le fatalisme tocquevillien ayant tout emporté. Ce n’est pas pour la conservation des anciennes mœurs (d’ailleurs, celles de 1788, par exemple, n’étaient-elles pas différentes de celles du XVIe siècle ?), ou pas uniquement, que Bernanos ou Maurras se sont battu, et que des penseurs comme Maritain, des écrivains comme Ionesco, ont formulé une préférence pour le régime monarchique.

    En maints endroits, l’analyse s’approche de celle de Maurras (Romantisme et Révolution, 1922) dont l’historienne aurait pu tirer quelque parti si elle avait osé traiter de “l’Ancien Régime” autrement que comme un univers de mœurs. Ce n’est pas un hasard si le courant contre-révolutionnaire, au sens large, a amplement développé le projet de Mona Ozouf longtemps avant celle-ci, par une analyse politique et sociale souvent très suggestive des romans du XIXe siècle. Je renverrai ici, à titre d’exemple, aux excellents articles de Michel Vivier sur Balzac dans les années cinquante (dans Aspects de la France et la Revue d’histoire de la littérature française), mais aussi à La Source Sacrée de Pierre Boutang (2003). L’analyse nous y paraît plus complète dans la mesure où sont mises en perspective dans le roman du XIXe siècle la question du régime, la présence du fait national, de la tradition.

    Bassesse et bêtise

    Ne pas voir la répercussion de l’absence de Dieu ou du Roi dans les romans de Stendhal, comme y invite Boutang, devient un étrange silence ou un balbutiement. « Puisque les deux immenses taches qui ordonnaient toutes les autres, Dieu et le roi, sont effacées, il lui faut être en politique ce que seront les impressionnistes en peinture. La république, lorsqu’il y pense positivement, n’est rien qu’ennui, cour faite aux boutiquiers, triomphe de l’argent (…) le plus souvent elle est un horizon, indéfini certes et “raisonnable”, mais enflammé par les rêves des hommes qui lui donnent la couleur et l’énergie passionnelle empruntées aux siècles monarchiques. » Malgré tout, on pourrait paraphraser un autre auteur pour résumer cet essai : l’Ancien Régime eut des mœurs parfois attrayantes (le roman les idéalise souvent), mais au lieu d’un nouveau régime accompagné de mœurs comparables, il y eut ensuite un esprit révolutionnaire qui les a empêchées de naître ou de reparaître autrement.

    Au sortir de ce livre important, qu’il faut avoir lu, on ne voit pas en quoi des hommes sauraient se satisfaire de la situation léguée par la Révolution. Si elle portait en elle tant de nihilisme, de nivellement par le bas et de bêtise, si elle vouait l’humanité à l’indifférence, à une religion qui évacue Dieu et diable, à l’anonymat et à des formes atténuées mais insidieuses de barbarie, le message des temps qui la précèdent conserve donc toute sa portée, et ne peut qu’emporter la préférence d’un honnête homme.
     
     
    Antoine Clapas

    + Mona Ozouf : Les aveux du roman, Gallimard Tel, 2004.

  • N°13 - La mesure d’Ulysse

    Par Michèle Pinson

    «Ce ne peut être un roman, on n’y trouve pas un arbre » déclarait George Moore à propos d’Ulysse. L’affirmation plaisante et fausse indique surtout la difficulté de circonscrire une œuvre d’art qui participe de multiples formes littéraires allant de la légende au poème symphonique, de l’almanach au traité cosmo-géographico-physiologico-mathématico-philosophique. Sa très grande variété de styles, tendus par une pensée nerveuse, canalise, organise et “mate” l’existant.

    Monologue intérieur

    L’énergie créatrice de Joyce, sa maîtrise et son goût des langues et de la civilisation européennes, au sein de laquelle tressaute le cœur d’Ibsen et se coulent l’imagination de Blake et les ricorsi de Vico, son génie de la métamorphose, ses haines personnelles et portatives, ses rejets, obsessions et obscénités, son réseau d’analogies comme les éclaircies et les souffrances de l’exil à Trieste, Zurich et Paris où Joyce rédige effectivement Ulysse entre 1914 et 1921, trament quelques centaines de pistes propres à inspirer autant de commentaires.

    L’unité d’Ulysse est toutefois évidente et se réalise à travers le monologue intérieur qui régit le livre dans sa totalité. Certes la méthode n’est pas nouvelle et résulte d’expériences antérieures chez Joyce. La pensée se dévide de façon ininterrompue jusqu’au monologue final de Molly Bloom qui épouse dans son expression volubile le flot dévastateur. Les personnages, hormis les caractères secondaires cantonnés à l’ombre de leurs actes, se livrent crûment, corps et âme, sans détours, sans omission, et partant se délivrent comme ils libèrent d’eux-mêmes, dans le même temps. La double purgation ne s’opère pas sans l’examen de conscience méthodique et radical de Joyce, sans la vigueur de sa spiritualité. « L’humain trop humain » passe l’humain, devient alors symbole et archétype. On a vu en Bloom, Stephen et Molly, Dieu, Jésus et la terre, et cela donne à réfléchir plus haut. La dernière association s’impose ; il nous semble plus simplement que dans Ulysse, l’humanité ne gagne sa divinité que dans son effort d’élucidation et de purification, dans son « abomination des demi-vérités et des raconteurs de demi-vérités en littérature » (Pound). Le oui final de Molly Bloom est le oui de la chair à l’esprit qui l’a dominée. L’intelligence ne sombre pas dans le sol d’où elle s‘est élevée.

    Si le monologue construit l’unité d’Ulysse, le récit de l’Odyssée décide de l’organisation des épisodes. L’œuvre comprend un prélude en trois parties correspondant à la Télémachie, douze chapitres et un finale qui répète les divisions du Prélude. Les épisodes varient en longueur et en intensité mais rappellent ceux de la légende ; à deux exceptions près. Joyce ajoute un épisode, les Rochers errants fondé sur le voyage des Argonautes, son objet étant de déplacer le point de vue et d’intégrer à son récit toute la ville de Dublin ; il renonce aussi au massacre des Prétendants dans “Ithaque”. Il n’y a pas  d’effusion de sang chez Joyce qui rejette la force aveugle et la violence, et la seule brutalité exercée à l’encontre de Stephen, qui lance « Il faut tuer le prêtre et le roi », participe de la logique métaphysique d’une scène empruntée à la vie de Blake.

    Méthode mythique

    Certes le contrepoint soutient l’intrigue et la fameuse « méthode mythique » que définit Eliot donne forme et sens à l’histoire contemporaine « futile et anarchique ». Joyce va sans doute plus loin : le parallèle signale la répétition, l’identité à travers l’histoire, la communauté du sentir.

    On peut voir en Ulysse la seule grammaire grimaçante du diable, Pénélope devenant Molly, une « garce mal dégrossie, pas une putain mais une femme adultère » (Pound), la magicienne  Circé, Bella Cohen, une mère-maquerelle-matérialiste, Éole dieu des vents nos bonimenteurs de journalistes, Nausicaa la claudicante Gerty MacDowell, l’épieu d’Ulysse le cigare de Bloom… Joyce pourtant ne parodie pas l’Odyssée, qu’il maîtrise dans ses moindres détails, mais l’héroïsme du muscle ; il désacralise la “Femme” qu’il réduit à la femelle banale, au sens étymologique du terme, la femelle terre à terre, amorale, labourable, fertilisable et indifférente. Il règle une fois pour toutes le sort des élucubrations romantiques.

    Une journée

    Le temps d’Ulysse se distingue encore du temps de l’Odyssée. Ulysse est le roman d’un seul jour comme Finnegans Wake est le roman d’une seule nuit. Son action se déroule le jeudi 16 juin 1904 (jour anniversaire de la première rencontre de Joyce avec sa future femme Nora Barnacle) en une seule ville Dublin. Chaque section s’ordonne en fonction d’une heure de la journée, d’un métier, d’un organe du corps et d’un lieu, éléments qui décident d’une forme littéraire propre. Le lieu traversé à un moment particulier par le héros génère sa langue et ses métaphores, rythme son débit comme sa marche, commande sa puissance qui décroît avec le jour, comme celle d’un chevalier de Malory, cristallise sa pensée tout entière. Chez Joyce l’espace-temps est la tension-teneur du corps, la couleur de sa parole. La technique culmine dans l’épisode de Circé où la simple évocation fabrique, devant l’œil affolé, du vivant.

    Au dernier cercle de l’enfer vibre l’âme du héros central d’Ulysse, Léopold Bloom né Virag, Grec, Juif irlandais d’origine hongroise. La Grèce et L’Irlande appartiennent à l’adolescence et au rêve sotériologique ; l’homme juif rappelle une expérience commune, inspire sans doute à Joyce sa conception mystique de la paternité, thème majeur du livre ; le Juif hongrois naît avec les amitiés, notamment celle d’Ettore Schmitz, plus connu sous le nom d’Italo Svevo.

    Bloom est l’homme d’expérience, passif, artiste, rusé, « maternel », qui balance entre le savon et « Les douceurs du péché », couvre le réel, écartelé comme l’homme expérimental de Vinci. Bloom n’est pas Dieu, il est la mesure d’Ulysse, son nombre d’or.

    Traduire une œuvre de cette ampleur et de cette difficulté nécessite probablement que l’on soit né sous le signe de la Pentecôte. La nouvelle traduction récemment publiée à trois qualités majeures : elle restitue le tempo de l’original, elle traduit fidèlement ses multiples voix, elle réussit à préserver, sous la plume des ses sept traducteurs son unité symbolique. Quelques passages nous semblent “sous” traduits, parce que “sur” traduits ; est-il si malin en outre de traduire « Agenbite of Inwit » par « Re-mords de l’inextimé » puisque Joyce se contente de moderniser l’orthographe du titre d’une œuvre du XIVe anglais ? L’aiguillon de la conscience suffit….

    Maigres reproches, la traduction nous surprend, elle signale honnêtement les récifs comme les domaines plus flous, essentiels, où se devinent les fils ténus d’un amour, peut-être.

     

    Michèle Pinson


    + James Joyce, Ulysse, nouvelle traduction, Gallimard, 2004, 981 p., 34 g.